Escroquerie en matière de prestations (art. 14 DPA) et qualité de partie plaignante de la Confédération
Le Tribunal fédéral (TF) a récemment mis en ligne l’arrêt 7B_540/2023, 7B_541/2023 du 6 février 2025 (https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/de/php/aza/http/index.php?lang=de&type=highlight_simple_query&page=1&from_date=&to_date=&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=7b_540%2F2023&rank=1&azaclir=aza&highlight_docid=aza%3A%2F%2F06-02-2025-7B_540-2023&number_of_ranks=25), destiné à la publication aux ATF, lequel s’inscrit dans le cadre d’une procédure pénale menée entre autres à l’encontre de A., administrateur du groupe armateur C., dans le cadre de prêts maritimes garantis par la Confédération en faveur du groupe C.
Les faits qui sous-tendent cet arrêt sont, en bref, les suivants : en 2015, le groupe C., sur fond de crise économique du secteur maritime, a été mis en liquidation après avoir obtenu des prêts bancaires garantis par la Confédération en application de l’Ordonnance sur le cautionnement de prêts pour financer des navires suisses de haute mer (Ordonnance sur le cautionnement ; RS 531.44). Dans la mesure où le groupe C. n’était pas à même d’honorer ses obligations de remboursement vis-à-vis des banques, celles-ci ont fait appel aux garanties consenties par la Confédération. L’instruction a révélé que les garanties précitées avaient été obtenues sur la base de fausses déclarations par A. quant au respect des conditions d’éligibilité du programme de garantie, de même que de faux documents, incitant ainsi la Confédération à engager ses ressources financières sans motif valable. Ce faisant, A. s’était rendu coupable d’escroquerie en matière de prestations (art. 14 al. 1 DPA).
Dans ce contexte, A. a également été prévenu du chef de gestion déloyale (art. 158 CP), notamment pour avoir facilité l’octroi de prêts intragroupes par les filiales suisses du groupe C. en faveur de ses filiales étrangères – alors dans une situation financièrement précaire –, par la mise en commun de liquidités (cash pooling). Ces prêts avaient été entièrement accordés sur les fonds propres protégés des filiales suisses du groupe C., sans garantie, ce qui avait gravement compromis leur situation financière, tout remboursement de la part des filiales étrangères étant illusoire. Ces prêts violaient l’interdiction de restitution des versements des actionnaires consacré par l’art. 680 al. 2 CO. Enfin, A. avait également omis de constituer des provisions pour les pertes importantes pourtant attendues au sein du groupe C., en violation des art. 959 al. 5 et 960e al. 2 CO.
Par jugement du 9 juillet 2020, A. a été condamné en première instance par le Tribunal pénal économique du canton de Berne à une peine privative de liberté de 5 ans, ainsi qu’au paiement d’une créance compensatrice de 1,2 million de francs en faveur du canton de Berne.
Statuant sur appel de A., la Cour suprême du canton de Berne a confirmé par jugement du 3 juin 2022 en grande partie le jugement de première instance. A. a formé un recours en matière pénale par-devant le TF.
En substance, A. reproche à l’instance précédente (i) d’avoir admis à tort la Confédération comme partie plaignante à la procédure selon l’art. 122 CPP, (ii) d’avoir considéré à tort que la Confédération était lésée au sens de l’art. 115 al. 1 CPP et (iii) d’avoir méconnu le principe de légalité (art. 1 CP) en retenant que les cautionnements selon l’Ordonnance sur le cautionnement tombaient sous le coup de l’escroquerie en matière de prestations dans sa variante "dans l’exécution" (Erfüllungsbetrug) au sens de l’art. 14 al. 1 in fine DPA.
Par arrêt du 6 février 2025, ici signalé, le TF a partiellement admis le recours. Nous reprenons ci-après quelques-uns des éléments-clés de cet arrêt.
1) Le TF analyse si l’admission de la Confédération (agissant par le Département de l’économie, de la formation et de la recherche) en qualité de partie plaignante est conforme à l’art. 122 CPP (c. 6.1-6.3.3)
Le TF rappelle qu’en vertu de l’art. 56 de la Loi fédérale sur l’approvisionnement économique du pays (LAP ; RS 531), l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE) (i.e. une entité administrative hiérarchiquement subordonnée au Département de l’économie, de la formation et de la recherche [DEFR]) "peut exercer les mêmes droits qu’une partie plaignante et recourir contre une ordonnance pénale". On notera incidemment que, contrairement à ce que suggère le texte légal français, c’est bien la voie de l’opposition à l’ordonnance pénale (et non pas le recours) qui est visée ("[…] gegen einen Strafbefehl Einsprache erheben").
Quoi qu’il en soit, la norme de l’art. 56 LAP constitue une base légale claire au sens formel, laquelle confère à l’OFAE – qualifiée par le TF de partie "sui generis" – les pleins droits d’une partie plaignante au sens de l’art. 104 al. 2 CPP. Ces droits de partie plaignante comprennent notamment le droit de participer à la procédure pénale tant sur le plan civil que pénal.
Le TF souligne par ailleurs qu’il ne ressort pas de la lettre de l’art. 56 LAP que les droits de l’OFAE en tant que partie plaignante dans la procédure pénale devraient être limités à l’action pénale. Au contraire, l’État (représenté par l’autorité compétente) peut faire valoir ses propres prétentions en tant que demandeur au civil, dans la mesure où il n’agit pas dans le cadre de l’exécution d’une tâche publique.
Le TF confirme en outre que la Confédération était en l’espèce dûment représentée par le DEFR lors de sa constitution de partie plaignante, notamment en raison du pouvoir d’évocation au sens de l’art. 47 al. 4 de la Loi sur l’organisation du gouvernement et de l’administration (LOGA ; RS 172.010), lequel prévoit que les unités administratives supérieures et le Conseil fédéral peuvent en tout temps prendre la responsabilité d’un dossier pour décision.
Ainsi, quand bien même l’art. 56 LAP confère des droits dans la procédure pénale en faveur de l’OFAE expressément, rien n’empêchait le DEFR de décider de la constitution de partie plaignante (au nom de la Confédération) en vertu de son pouvoir d’évocation.
2) Le TF examine si la Confédération peut bénéficier de la qualité de lésé conformément à l’art. 115 al. 1 CPP (c. 6.4-6.6)
Le TF rappelle que l’État ne saurait revendiquer la qualité de lésé au sens de l’art. 115 CPP lorsque l’entité administrative concernée agit en tant que puissance publique. Le TF retient en l’espèce que la Confédération, agissant par l’intermédiaire de l’OFAE, n’a pas agi dans le cadre ses prérogatives de puissance publique lors de l’octroi des garanties en faveur du groupe C. Au contraire, la Confédération a conclu des contrats de cautionnement avec la banque de financement en faveur des compagnies maritimes faisant partie du groupe C., étant précisé que ces contrats, bien que de droit public (cf. art. 8 al. 1 Ordonannce sur le cautionnement), se voient appliquer les dispositions du CO par analogie (art. 8 al. 7 Ordonnance sur le cautionnement).
Par ailleurs, selon le TF, la Confédération doit être considérée comme directement lésée dans ses intérêts, au même titre qu’un particulier, dans la mesure où l’infraction d’escoquerie en matière de prestations est dirigée contre son patrimoine, soit un bien juridique dont elle est titulaire. Enfin, la créance en dommages-intérêts de la Confédération se fonde sur la responsabilité extracontractuelle de l’art. 41 CO, qui est de nature civile. Partant, pour toutes ces raisons, le TF conclut que la Confédération est bien lésée aux termes de l’art. 115 CPP.
3) Le TF se prononce sur le catalogue d’actes tombant sous le coup de l’art. 14 al. 1 DPA (c. 9.1-9.6.6)
Le TF relève que la question de savoir si l’escroquerie en matière de prestations dans sa variante "dans l’exécution" (Erfüllungsbetrug) au sens de l’art. 14 al. 1 in fine DPA recouvre la même clause générale d’"une autre prestation des pouvoirs publics", telle qu’elle ressort de l’escroquerie "initiale" (Eingehungsbetrug) selon l’art. 14 al. 1 ab initio DPA, est controversée en doctrine.
Pour rappel, l’art. 14 al. 1 DPA dispose que "[q]uiconque induit astucieusement en erreur l’administration, une autre autorité ou un tiers par des affirmations fallacieuses ou par la dissimulation de faits vrais ou les conforte astucieusement dans leur erreur, et obtient sans droit de la sorte, pour lui-même ou pour un tiers, une concession, une autorisation, un contingent, un subside, le remboursement de contributions ou une autre prestation des pouvoirs publics ou évite le retrait d’une concession, d’une autorisation ou d’un contingent, est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire" (nous mettons en évidence).
Amené à trancher cette question, le TF procède à une interprétation de la norme. Selon une interprétation littérale, l’art. 14 al. 1 in fine DPA se limite effectivement aux concessions, aux autorisations et aux contingents. Sous l’angle historique, ni le message du Conseil fédéral ni les travaux parlementaires ne font ressortir une volonté législative claire.
Rappelant qu’il est loisible de se référer aux révisions en cours lors de l’interprétation du droit en vigueur, le TF se penche sur le Rapport explicatif du Département fédéral de justice et police relatif à l’ouverture de la procédure de consultation concernant la révision totale de la loi sur le droit pénal administratif (DPA) du 31 janvier 2024 (Rapport DPA). Ledit rapport prévoit une modification de l’art. 14 al. 1 DPA par l’introduction de la clause générale d’"une autre prestation des pouvoirs publics" pour la variante "dans l’exécution" de l’escroquerie en matière de prestations. Le Rapport DPA précise qu’un tel amendement est à même de résoudre la controverse doctrinale concerant la portée de l’art. 14 al. 1 DPA.
Selon le TF, il convient dès lors de retenir a contrario que, selon le droit actuellement en vigueur, seul celui qui évite le retrait d’une prestation expressément mentionnée par l’art. 14 al. 1 in fine DPA (soit une concession, une autorisation ou un contingent) est punissable. En déclarant cette variante de l’infraction applicable aux garanties prévues par l’Ordonnance sur le cautionnement, l’instance précédente a violé le droit fédéral, plus précisément le principe de légalité consacré par l’art. 1 CP. Il en découle que l’action civile adhésive exercée par la Confédération en lien avec cette infraction est rejetée (c. 16.2.2).
Sur le vu de ce qui précède, le TF admet partiellement le recours et renvoie l’affaire devant la Cour suprême du canton de Berne pour nouvelle décision dans le sens des considérants (cf. dispositif de l’arrêt).
4) Analyse critique
La lecture de cet arrêt du TF suscite plusieurs questions et réflexions, tant sur des aspects matériels que procéduraux.
Sur le plan matériel, cet arrêt apporte une clarification bienvenue s’agissant de la portée de l’art. 14 al. 1 in fine DPA, puisqu’il est désormais précisé que le comportement réprimé par l’escroquerie dite "dans l’exécution" aux termes de la disposition actuellement en vigueur recouvre les concessions, les autorisations ou les contingents, à l’exclusion de toute "autre prestation des pouvoirs publics". La controverse doctrinale qui avait cours jusqu’à présent (en faveur d’une interprétation extensive : HUMBEL, LEHMKUHL, EICKER/FRANK/ACHERMANN ; contre une telle interprétation : ACKERMANN, MAEDER) est dès lors tranchée.
Du point de vue procédural, on peut tout d’abord se demander s’il était réellement nécessaire d’examiner si l’État était en l’espèce touché comme un particulier et partant revêt la qualité de lésé aux termes de l’art. 115 CPP, dans la mesure où l’OFAE, agissant pour le compte de la Confédération, pouvait de toute manière, en application de l’art. 56 LAP, exercer les droits d’une partie plaignante et singulièrement l’action civile adhésive aux fins de la réparation du dommage allégué. La question mérite d’autant plus réflexion que l’approche ici suivie par le TF comporte une entorse au principe, qui prévaut en droit pénal administratif, selon lequel il n’y a en soi pas de place pour un lésé, comme le soulignait encore récemment le Rapport explicatif relatif à l’AP-DPA (p. 150).
Ensuite, se prononçant sur la participation de l’OFAE dans la procédure pénale, le TF retient tantôt qu’il s’agit d’une partie "sui generis" – et donc pas une partie plaignante à proprement parler (c. 6.3.2 para. 1) –, tantôt qu’il s’agit d’une partie plaignante stricto sensu selon l’art. 104 al. 1 let. b CPP (c. 6.3.2 para. 2). L’ambivalence dans le propos du TF et les incertitudes qui en résultent nous paraissent regrettables, d’autant plus que notre Haute Cour procède à des développements circonstanciés étayés par un appareil critique fourni.
En outre, les exemples cités par le TF dans le cadre de l’analyse de la qualité de lésé de l’État au sens de l’art. 115 CPP s’avèrent à notre sens contradictoires. En effet, le TF illustre la notion d’action souveraine de l’État – laquelle exclut une position de lésé – par l’exemple de la poursuite de délits fiscaux par les autorités fiscales (c. 6.4.4). Il précise à cet égard que, dans l’accomplissement de sa mission publique, l’État agit exclusivement dans l’intérêt public, sans faire valoir ses propres intérêts individuels, de sorte qu’il n’est pas directement touché dans ses droits par l’infraction. Or dans le même temps, le TF indique que l’État est directement lésé dans ses droits au sens de l’art. 115 al. 1 CPP "comme un particulier" lorsque l’infraction en question est dirigée contre des biens juridiques dont il dispose pour accomplir ses prérogatives de puissance publique, par exemple en cas de tromperie au détriment de l’autorité fiscale, poussant celle-ci à créditer des avoirs d’impôt préalable indus à un administré. Il est ainsi peu clair, dans l’hypothèse susévoquée de la poursuite d’infractions de nature fiscale, si l’État doit être considéré comme exercant une tâche de nature exclusivement publique, excluant de facto sa qualité de lésé aux termes de l’art. 115 CPP, ou au contraire comme étant directement touché dans ses droits comme un privé, lui conférant ainsi ladite qualité.
Proposition de citation : Andrew Garbarski/Dylan Frossard, Escroquerie en matière de prestations (art. 14 DPA) et qualité de partie plaignante de la Confédération, in : www.verwaltungsstrafrecht.ch du 25 avril 2025
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