Garanties procédurales et coexistence entre procédures administratives et pénales (administratives)
Le Tribunal fédéral (TF) a récemment mis en ligne l’arrêt 9C_617/2022 du 29 juin 2023 (https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/fr/php/aza/http/index.php?lang=fr&type=highlight_simple_query&page=2&from_date=29.06.2023&to_date=29.06.2023&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=&rank=11&azaclir=aza&highlight_docid=aza%3A%2F%2F29-06-2023-9C_617-2022&number_of_ranks=18), lequel s’inscrit dans le cadre d’une enquête pénale (administrative) menée par l’Administration fédérale des douanes (AFD; depuis le 1er janvier 2022 : l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières [OFDF]) à l’encontre de A., soupçonné d’infractions à la Loi fédérale du 18 mars 2005 sur les douanes (LD; RS 631.0) et à la Loi fédérale du 12 juin 2009 régissant la taxe sur la valeur ajoutée (LTVA; RS 641.20).
Les faits qui sous-tendent cet arrêt sont, en bref, les suivants : A. a été intercepté en date du 22 septembre 2014 par une patrouille du Corps des gardes-frontière après le passage en voiture d’une douane genevoise, avec à son bord des marchandises non régulièrement déclarées représentant des redevances d’un montant total de 58’876 fr.
En date du 12 octobre 2015, la Direction d’arrondissement des douanes Genève, Section antifraude douanière, Office Genève (DA Genève) a auditionné A. en qualité d’inculpé et l’a informé de l’ouverture d’une enquête pénale à son endroit pour infractions à la LD et à la LTVA. L’intéressé a également été informé du fait qu’il avait le droit de refuser de collaborer et de faire appel à un défenseur à tout stade de la procédure (art. 39 ss DPA).
Le 27 novembre 2015, la DA Genève a dressé un procès-verbal final, retenant les infractions aux lois précitées (art. 61 DPA). En date du 18 mars 2019, l’AFD a notifié à A. un mandat de répression (art. 64 ss DPA) lui infligeant une amende de 18’000 fr. notamment pour soustraction douanière et soustraction de l’impôt sur les importations. A. a fait opposition à ce mandat de répression (art. 67 ss DPA), opposition rejetée par l’AFD en date du 17 septembre 2019. Par demande du 30 septembre 2019, A. a sollicité le jugement de sa cause par un tribunal (art. 72 DPA).
Le 27 novembre 2015 également, la DA Genève a, sur le vu des infractions consignées dans le procès-verbal final du même jour, notifié une décision d’assujettissement à la prestation ainsi qu’une décision de perception subséquente, en application de l’art. 12 DPA relatif à l’assujettissement à une prestation. Pour rappel, l’art. 12 al. 1 let. a DPA dispose que lorsqu’à la suite d’une infraction à la législation administrative fédérale, c’est à tort qu’une contribution n’est pas perçue, dite contribution, ainsi que les intérêts seront perçus après coup, alors même qu’aucune personne déterminée n’est punissable. L’art. 12 al. 2 DPA précise qu’est assujetti à la prestation celui qui a obtenu la jouissance de l’avantage illicite, en particulier celui qui est tenu au paiement de la contribution.
Le 10 décembre 2015, A. a recouru contre ces décisions auprès de l’AFD, motif pris d’une violation de son droit à l’octroi d’un défenseur d’office consacré par l’art. 33 DPA lors de l’audition du 12 octobre 2015. Par décision du 18 mars 2019, l’AFD a rejeté le recours. Le 13 mai 2019, A. a interjeté recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF), concluant à son annulation et au constat qu’il avait été privé à tort de la présence d’un avocat lors de son interpellation. Par arrêt du 1er février 2022, le TAF a rejeté le recours, motif pris de ce que les droits d’un prévenu à l’assistance judiciaire étaient liés à la procédure pénale (administrative) en cours, pour laquelle le TAF n’était pas compétent.
A. a formé un recours en matière de droit public auprès du TF (art. 82 ss LTF), concluant principalement à l’annulation de l’arrêt du TAF, subsidiairement au renvoi de la cause à l’autorité précédente pour nouvelle décision.
En bref, se fondant sur les art. 32 et 33 DPA, 9 et 29 Cst. ainsi que l’art. 6 CEDH, A. fait valoir que ses droits de procédure pénale avaient été violés durant l’enquête sous-tendant le procès-verbal final susvisé, en tant qu’il (i) n’avait pas été informé de ses droits lors de son interpellation et (ii) n’avait pas été assisté d’un avocat lors de son interrogatoire. Or, comme l’AFD s’était fondée sur ce même procès-verbal final pour établir les décisions d’assujettissement à la prestation et de perception subséquentes rendues le même jour, force était de constater que la violation de ses droits dans la procédure pénale avait eu une conséquence sur la procédure fiscale.
Par arrêt du 29 juin 2023, ici signalé, le TF a rejeté le recours.
À titre liminaire, notre Haute Cour précise que l’assujettissement à la prestation au sens de l’art. 12 DPA est indépendant de l’existence d’une faute et, a fortiori, d’une poursuite pénale. En effet, il suffit aux fins de l’application de l’art. 12 DPA que l’avantage illicite procuré par l’absence de perception de la contribution repose sur une violation objective de la législation administrative fédérale (c. 4.2).
Se prononçant ensuite sur la nature de l’art. 12 DPA, le TF considère que celui-ci relève de la procédure fiscale, soit une procédure de nature administrative dénuée de caractère pénal. Il s’ensuit que les principes du droit pénal n’ont pas vocation à s’appliquer. À cet égard, notre Haute Cour met en lumière la différence entre la procédure administrative − laquelle tend à la détermination de la prestation due −, et la procédure pénale − laquelle vise la sanction d’infractions à la législation administrative fédérale. Le fait qu’une procédure pénale (administrative) soit ouverte aux fins de réprimer des infractions à la législation administrative fédérale ne change rien à ce constat. Partant, l’on ne saurait se prévaloir, dans le cadre de la procédure administrative de l’art. 12 DPA, d’éventuelles violations de droits de procédure – en particulier des art. 32 et 33 DPA – survenues dans le cadre de la procédure pénale (administrative) menée en parallèle (c. 4.3).
Sous l’angle du droit conventionnel, le TF rappelle que si la procédure réprimant l’infraction de soustraction fiscale représente bien une accusation en matière pénale, couverte par le champ d’application de l’art. 6 CEDH, cette disposition ne s’applique en revanche pas aux procédures fiscales dénuées de caractère pénal, telles que celles tendant uniquement au rappel d’impôt. La CourEDH a certes jugé, notamment dans une affaire Jussila contre Finlande du 23 novembre 2006 (Recueil CourEDH 2006–XIV § 45), qu’une procédure pouvait tomber dans le champ d’application de l’art. 6 CEDH si les éléments de la procédure pénale et ceux qui concernent l’imposition proprement dite sont réunis dans une même instance (rendant impraticable toute distinction entre accusation en matière pénale et imposition proprement dite). Le TF considère cependant que l’on ne se trouve pas dans une telle constellation lorsqu’une procédure de rappel d’impôt est ouverte parallèlement à une procédure pénale pour soustraction fiscale. En effet, quand bien même les deux procédures – souvent diligentées en parallèle – procèdent d’un même complexe de faits, elles aboutissent à des décisions distinctes, lesquelles peuvent être aisément dissociées. Partant, dans le contexte de l’art. 12 DPA, le fait que la procédure fiscale et la procédure pénale (administrative) soient étroitement liées ne change rien au caractère administratif de la procédure fiscale, en tant que les deux procédures aboutissent à des décisions distinctes (c. 4.4).
Le TF relève qu’en l’espèce, on se trouve dans la situation « classique », où une procédure administrative et une procédure pénale (administrative) sont menées en parallèle et, quand bien même elles reposent sur le même complexe de faits et sont liées, elles (i) sont clairement dissociables, (ii) donnent lieu à des décisions distinctes (i.e. au plan administratif, décisions d’assujettissement à la prestation et de perception subséquente et au plan pénal, un mandat de répression) et (iii) sont soumises à des voies de droit différentes (c. 4.5). Partant, les garanties procédurales des art. 32, 33 DPA et 6 CEDH ne trouvent pas application dans le contexte de la procédure administrative, de sorte que tout grief y relatif doit être écarté.
Sur le vu de ce qui précède, le TF rejette le recours et met les frais judiciaires à charge de A. (c. 5 et 6).
À notre avis, cette jurisprudence n’est en soi pas critiquable. Un élément qui mérite d’être mentionné ici a trait à la nature de l’art. 12 DPA, lequel − bien qu’ancré dans une loi pénale −, relève d’une procédure purement administrative, et partant, est dénué de tout caractère pénal (cf. Message du Conseil fédéral du 21 avril 1971 concernant la loi fédérale sur le droit pénal administratif, FF 1971 I 1017, p. 1031 ad art. 11 aDPA). Il en découle que les garanties de procédure consacrées par les art. 6 et 7 CEDH, soit notamment la présomption d’innocence, le principe de la légalité et le droit de ne pas s’auto-incriminer ne trouvent pas application en rapport à cette norme (BSK VStrR-Oesterhelt/Fracheboud, art. 12 N 25).
Cela étant, il est intéressant de relever que la doctrine assimile l’art. 12 DPA à une « Scharniernorm » (norme charnière) à la croisée du droit administratif matériel et du droit pénal administratif (Eicker/Frank/Achermann, Verwaltungsstrafrecht und Verwaltungsstrafverfahrensrecht, Berne 2012, p. 92).
Cette qualification est parlante, car elle illustre parfaitement le fait que, souvent en pratique (et comme en témoigne l’arrêt ici signalé), les procédures administratives et pénales (administratives) sont étroitement liées et se chevauchent. Cela ne va pas sans poser de sérieuses difficultés pour l’administré, notamment lorsque celui-ci est tenu par un devoir de collaborer avec l’autorité administrative et que, subséquemment, l’information qu’il fournit est exploitée par une autorité pénale à son détriment. Cette situation n’est pas satisfaisante du point de vue des droits de la défense, notamment au regard du principe nemo tenetur se ipsum accusare. Pour tenter de réconcilier ces principes antinomiques, le législateur a adopté certaines dispositions légales (cf. par ex. l’art. 104 al. 3 LTVA s’agissant de la procédure de perception de la taxe sur la valeur ajoutée, ou encore l’art. 183 al. 1bis LIFD en matière de soustraction d’impôt) qui, en substance, prévoient que les moyens de preuve rassemblés dans le cadre de la procédure administrative ne peuvent être utilisés dans la procédure pénale uniquement sur consentement du prévenu, respectivement si aucune menace de taxation d’office ou d’amende n’a été formulée à son endroit. Sans régler l’ensemble des questions qui peuvent se poser, les dispositions précitées améliorent de manière significative la difficile cohabitation entre procédures administratives et pénales (administratives), notamment lorsqu’elles prennent racine dans un complexe de fait qui est, substantiellement, le même.
Proposition de citation : Andrew Garbarski/Dylan Frossard, Garanties procédurales et coexistence entre procédures administratives et pénales (administratives), in : www.verwaltungsstrafrecht.ch du 16 août 2023
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