Le droit pénal administratif à l’épreuve du principe de l’accusation
Le Tribunal pénal fédéral (TPF) a récemment mis en ligne son jugement du 5 décembre 2019 rendu dans la cause SK.2019.41, consultable sous le lien https://bstger.weblaw.ch/pdf/20191205_SK_2019_41.pdf. Ce jugement traite de la violation des obligations de déclarer aux termes de l’ancienne Loi fédérale sur les bourses (aLBVM), désormais abrogée, respectivement remplacée par la Loi fédérale sur l’infrastructure des marchés financiers (LIMF).
Selon les indications qui figurent sur le site internet du TPF, le jugement précité aurait fait l’objet d’un appel. Aussi, nous nous abstenons en l’état de commenter le fond de la décision rendue, sauf à mentionner que le TPF a condamné le prévenu à une amende de CHF 15'000.- pour violation intentionnelle des obligations de déclarer, en application de l’art. 41 al. 1 cum art. 20 al. 1 et 3 aLBVM.
Cela étant, si nous prenons l’initiative de signaler le jugement du TPF du 5 décembre 2019 c’est qu’il comporte des développements, en lien avec le principe de l’accusation, qui ne manquent pas de faire réagir. Dans le cas d’espèce, avant que d’être jugé par le TPF, le prévenu avait été poursuivi par le Département fédéral des finances (DFF) et condamné par ce dernier, d’abord par mandat de répression (art. 64 DPA) du 6 décembre 2018, puis – ensuite de son opposition – par prononcé pénal (art. 70 DPA) du 5 juin 2019. A chaque fois, le DFF avait reconnu le prévenu coupable de violations par négligence des obligations de déclarer aux termes de l’art. 151 al. 2 LIMF cum art. 151 al. 1 let. a et 120/121 LIMF et lui avait infligé une amende de CHF 3'000.-. Incidemment, l’application de la LIMF (entrée en vigueur postérieurement aux faits reprochés) s’explique, selon notre compréhension, par l’application du principe de la lex mitior, puisque l’art. 151 al. 2 LIMF limite à CHF 100'000.- l’amende encourue en cas de violation par négligence, alors que l’art. 41 al. 3 aLBVM prévoyait une amende pouvant aller jusqu’à CHF 1 million.
Vu la demande du prévenu d’être jugé par un tribunal (art. 72 DPA), le DFF a transmis par courrier du 5 juillet 2019 le dossier au Ministère public de la Confédération (MPC), à l’intention du TPF (cf. art. 50 al. 2 LFINMA). Se distanciant de son prononcé pénal, le DFF reprochait toutefois désormais au prévenu, à titre principal, d’avoir violé par dol éventuel les obligations de déclarer, aux termes de l’art. 151 al. 1 let. a LIMF.
Le prévenu ayant fait valoir à l’ouverture des débats qu’il ne pouvait être jugé qu’à raison des violations commises par négligence, conformément au prononcé pénal du DFF, l’objet de l’accusation a été examiné par le TPF au titre des questions préjudicielles (c. 1.5). Or, se référant à l’art. 73 al. 2 DPA, lequel dispose que « Le renvoi pour jugement tient lieu d’accusation. Il doit contenir un exposé des faits et indiquer les dispositions pénales applicables ou se référer au prononcé pénal », le TPF considère qu’il était parfaitement loisible au DFF de compléter, à l’appui de son courrier de transmission du dossier au MPC, l’état de fait reproché au prévenu, dès lors que ledit courrier distinguait clairement entre les faits nouvellement reprochés et ceux issus du prononcé pénal. Le TPF précise que, contrairement à la procédure régie par le CPP, la DPA n’exige pas l’établissement d’un document formel, tel qu’une ordonnance pénale ou un acte d’accusation. Aussi, quand bien même l’art. 73 al. 2 DPA utilise une formulation alternative (« ou »), l’accusation doit également pouvoir être complétée à l’appui du courrier de transmission de l’administration, sous peine de formalisme excessif (c. 1.5.2), sans d’ailleurs qu’il ne soit nécessaire de respecter les prescriptions de l’art. 344 CPP (c. 1.5.3).
En outre, dans la mesure où l’interdiction de la reformatio in pejus ne s’applique pas en cas de jugement par un tribunal, aux termes des art. 73 ss DPA, le TPF estime que le DFF pouvait parfaitement s’écarter du dispositif de son prononcé pénal et conclure à une qualification juridique différente, respectivement requérir une peine plus sévère par-devant le tribunal (c. 1.5.3). On observera que le DFF ne s’est d’ailleurs pas privé en l’espèce d’une telle aggravation de ses réquistions, puisqu’il a conclu devant le TPF au prononcé d’une amende de CHF 30'000.-, alors qu’il avait infligé une amende de CHF 3'000.- à l’appui de son mandat de répression, puis de son prononcé pénal. Afin de parer le risque d’une aggravation de la condamnation, le prévenu restait libre, selon le TPF, de retirer sa demande de jugement, cela jusqu’à la notification du jugement de première instance (art. 78 al. 2 DPA).
A la suite du TPF, il semble en effet a priori contraire à l’esprit de l’art. 73 al. 2 DPA d’exiger que les faits reprochés ressortent intégralement soit du prononcé pénal, soit du courrier de transmission, comme semble l’avoir soutenu le prévenu dans l’affaire portée au TPF (c. 1.5.2). Cela étant, contrairement à ce que laisse entendre le TPF, le fait que la DPA n’exige pas que la mise en accusation se fasse au travers d’un document formel, à l’instar d’un acte d’accusation, ne signifie pas encore que (i) l’administration concernée pourrait s’affranchir du principe de l’accusation, ni que (ii) le tribunal saisi de la cause ne serait pas en mesure de « neutraliser », respectivement de refuser clairement certaines pratiques incompatibles avec les garanties du procès équitable.
C’est en effet le lieu de rappeler que la maxime d’accusation, garantie notamment par les art. 6 ch. 1 et 3 let. a et b CEDH, 29 al. 2 Cst, 32 al. 2 Cst et 9 CPP, vise non seulement à délimiter l’objet du procès (fonction de délimitation), mais également à permettre au prévenu de s’expliquer et de préparer efficacement sa défense (fonction d’information) (TF, 6B_1023/2017 du 25 avril 2018, c. 1.1). Quand bien même l’établissement d’un acte d’accusation aux termes de l’art. 324 CPP est étranger à la DPA en l’état actuel de la législation, tout justiciable n’en a pas moins un intérêt protégé à connaître, sur les plans objectif et subjectif, les reproches qui lui sont adressés et cela le plus tôt possible dans la procédure et au degré de précision, factuel et juridique, requis (cf. art. 6 ch. 3 let. a CEDH). La garantie du procès équitable commande ainsi que les faits reprochés au prévenu soient consignés de manière consolidée et synthétique dans un, voire plusieurs documents, car il ne serait pas compatible avec ladite garantie que le prévenu doive aller rechercher lui-même dans le dossier de la procédure ce qui pourrait lui être reproché (voir à ce sujet, Jugement du Tribunal de police de Genève du 11 décembre 2015, c. 1.2 ; dans le même sens qu’ici, Eicker/Frank/Achermann, Verwaltungsstrafrecht und Verwaltungsverfahrensrecht, 2012, 273 s.). Cela est d’autant plus vrai que tout dossier de procédure, particulièrement lorsque celle-ci a duré un certain temps et porte sur des faits ou des infractions complexes, contient nécessairement de très nombreux éléments factuels et des considérations juridiques qui finissent par être démentis par les investigations conduites. Considérer dès lors que l’ensemble du dossier de la procédure constituerait l’équivalent d’un acte d’accusation reviendrait ainsi à obliger le prévenu à multiplier d’improbables suppositions afin de déterminer ce que l’administration retiendra in fine contre lui devant le juge du fond. Une telle incertitude ne pourrait que conduire à rendre pratiquement impossible la préparation d’une défense efficace, en violation claire de la maxime d’accusation et des principes conventionnels et constitutionnels qui la sous-tendent.
Par ailleurs, dans la logique de la DPA, le prononcé pénal de l’administration (art. 70 DPA) marque en principe la dernière étape de la procédure pénale administrative avant un éventuel jugement par un tribunal indépendant et impartial au sens de l’art. 6 CEDH. A cet égard, la jurisprudence n’a cessé de répéter ces dernières années que le prononcé pénal reposait sur une « base circonstanciée » et qu’il était rendu au terme d’une « procédure contradictoire », raison pour laquelle il se justifierait de l’assimiler à un jugement de première instance interruptif de la prescription pénale aux termes de l’art. 97 al. 3 CP (TPF, SK.2018.32 du 25 mars 2019, c. 3.2.4 et les références citées ; critique Macaluso/Garbarski, PJA 1/2018, 117 ss). Dans ces conditions, sous réserve d’éventuels vrais novas survenus postérieurement à l’établissement d’un prononcé pénal, on ne voit pas pour quel motif une administration fédérale devrait être légitimée à compléter, a fortiori unilatéralement et à sa seule discrétion, les faits reprochés au prévenu, après la notification du prononcé pénal, que ce soit à l’appui de son courrier de transmission au ministère public (art. 73 al. 2 DPA) ou autrement.
La manière de procéder d’une administration consistant à compléter les faits reprochés au prévenu et à aggraver la qualification juridique retenue, après le prononcé pénal, nous paraît d’autant plus prêter le flanc à la critique, notamment sous l’angle du principe de la bonne foi, lorsque la démarche vise, en réalité, à faire pression sur le prévenu et à l’inciter à retirer sa demande de jugement, selon la possibilité réservée par l’art. 78 al. 2 DPA. Comme évoqué plus haut, dans l’affaire ayant fait l’objet du jugement du TPF du 5 décembre 2019, le DFF avait requis devant le tribunal une amende de CHF 30'000.-, soit dix fois plus élevée (!) que celle qu’il avait lui-même prononcée d’abord par mandat de répression, puis par prononcé pénal.
Les tribunaux devraient se montrer particulièrement circonspects face à ce genre de situations, en particulier en présence d’indices d’un comportement abusif ou déloyal de l’administration concernée. On rappelle à cet égard que les possibilités réservées par le CPP pour compléter ou modifier l’accusation après la saisine du tribunal sont soumises à des conditions relativement strictes (cf. art. 329 al. 2 CPP et art. 333 CPP, applicables par renvoi de l’art. 82 DPA), le Tribunal fédéral ayant notamment rappelé récemment que l’art. 329 al. 2 CPP « ne vise pas à laisser au ministère public le loisir de modifier son accusation parce qu’il estimerait que celle-ci aurait pu, à la réflexion, être différente » (TF, 6B_177/2019 du 18 mars 2019, c. 3.2).
D’ailleurs, dans une affaire relative à l’art. 37 LBA (violation de l’obligation de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent), le TPF avait rejeté la requête formée par le DFF au chapitre des questions préjudicielles, visant à compléter l’accusation selon l’art. 333 CPP pour y inclure la violation intentionnelle de l’obligation précitée, reposant prétendument sur l’ensemble du dossier (TPF, SK.2018.32 du 25 mars 2019, c. 3.3).
Au vu de ce qui précède, il ne faudrait donc pas que le jugement du TPF du 5 décembre 2019 ici commenté soit interprété comme consacrant un blanc-seing en faveur des administrations, en ce sens qu’elles seraient libres, une fois le prononcé pénal notifié, de compléter à leur guise et sans restriction aucune l’accusation, à l’appui du courrier de transmission du dossier au ministère public. Pour le moins, la conception selon laquelle l’accusation pourrait reposer, sans plus de précision, sur l’ensemble du dossier de la procédure doit être fermement rejetée.
Proposition de citation: Andrew Garbarski/Alain Macaluso, Le droit pénal administratif à l’épreuve du principe de l’accusation, in: www.verwaltungsstrafrecht.ch du 6 janvier 2020
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