Nemo tenetur se ipsum accusare et responsabilité pénale de l’entreprise
Le Tribunal fédéral (TF) a récemment mis en ligne un arrêt 1B_92/2023 du 11 mai 2023 (https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/fr/php/aza/http/index.php?highlight_docid=aza://11-05-2023-1B_92-2023&lang=fr&zoom=&type=show_document), dans lequel est en particulier traitée la portée du principe nemo tenetur se ipsum accusare dans le contexte d’une procédure de levée des scellés à laquelle une banque est partie prenante.
En bref, il découle de l’état de fait que, dans le contexte d’une procédure de droit pénal administratif menée par le Département fédéral des finances (DFF) contre inconnu pour des soupçons de violation de l’obligation de communiquer (art. 37 LBA), une banque a été requise de produire un certain nombre de documents en mains du DFF. Au rang de ces documents figurait, en particulier, la version complète et non-caviardée d’un rapport d’enquête interne que la banque avait précédemment établi en faveur de la FINMA et remis à cette dernière. Ce sont les griefs de la banque en lien avec ledit rapport d’enquête interne qui sont au cœur des considérants de l’arrêt du TF signalé ici.
A cet égard, la banque faisait notamment valoir que la levée des scellés sur le rapport en question violerait son droit de ne pas s’auto-incriminer, dès lors que le rapport avait été établi à la demande de la FINMA dans le cadre de ses obligations de renseigner et d’annoncer (art. 29 LFINMA) et sous la menace de sanctions pénales (art. 49 al. 1 let. b LB et art. 45 LFINMA).
Le TF rappelle tout d’abord que, selon la jurisprudence, le principe nemo tenetur doit être interprété de manière restrictive à l’égard d’une entreprise, lorsqu’il est question d’aménager aux autorités de poursuite l’accès à des documents que l’entreprise est tenue, en raison de prescriptions de droit administratif, d’établir, conserver et documenter. Tel est notamment le cas dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent (c. 5.3 et les références citées).
Ensuite, en ce qui concerne l’art. 29 LFINMA, le TF relève que la LFINMA ne prévoit pas de sanctions pénales en cas de « refus d’informer » au sens de la disposition précitée. Le TF exclut l’application de l’art. 45 LFINMA dans une telle constellation (cf. également c. 5.5). Même si la formulation employée (« refus d’informer ») pourrait, prima vista, laisser penser que seule l’obligation de renseigner aux termes de l’art. 29 al. 1 LFINMA est visée, donc à la suite d’une sollicitation de la FINMA, à notre sens l’absence de sanction pénale selon l’art. 45 LFINMA doit clairement aussi s’attacher à l’obligation d’annoncer (spontanément) en vertu de l’art. 29 al. 2 LFINMA.
Cette interprétation est, du reste, accréditée par les deux passages suivants de l’arrêt : « la personne tenue de fournir les renseignements et documents nécessaires à la FINMA en application de l’art. 29 al. 1 LFINMA, respectivement ayant un devoir d’annoncer au sens de l’art. 29 al. 2 LFINMA, dispose d’un droit de refuser si elle encourt une poursuite pénale ou si sa position - dans une procédure pendante ou à venir - pourrait s’en trouver aggravée » (c. 5.4). Et le TF d’exposer, un peu plus loin : « [l’art. 29 LFINMA] n’exclut pas, au cours de la procédure devant la FIMNA, de s’opposer à la production des éléments demandés ou à l’annonce à effectuer s’il devait en résulter une mise en cause de l’intéressé, cela indépendamment des éventuelles sanctions pouvant entrer en considération » (c. 5.5). En faisant référence à la simple « mise en cause », le TF confirme d’ailleurs que le seuil d’application du principe nemo tenetur n’est pas particulièrement élevé.
En revanche, eu égard à la motivation insuffisante du recours sur ce point, le TF a pu laisser indécise la question (controversée) de savoir si l’art. 49 al. 1 let. b LB pourrait entrer en ligne de compte, en cas de manquement à l’obligation d’annonce selon l’art. 29 al. 2 LFINMA (voir à cet égard les réflexions de Katia Villard, Procédure pénale administrative : Levée de scellés sur un rapport d’enquête interne établi pour la FINMA, publié le : 13 juin 2023 par le Centre de droit bancaire et financier, https://cdbf.ch/1292/).
Enfin, un dernier point qui mérite d’être mis en exergue ici concerne la référence faite par le TF à l’art. 49 LFINMA. Pour rappel, cette disposition, calquée sur le mécanisme de l’art. 7 DPA, permet de renoncer à poursuivre les personnes physiques punissables (art. 6 DPA) et de condamner à leur place l’entreprise au paiement de l’amende, pour autant d’une part que l’enquête rendrait nécessaire à l’égard des personnes physiques des mesures d’instruction hors de proportion eu égard à la peine encourue dans le cas d’espèce, et d’autre part que l’amende entrant en ligne de compte concrètement ne dépasse pas CHF 50'000.-. En l’état actuel de la législation, la nature juridique de la responsabilité fondée sur l’art. 7 DPA, respectivement sur l’art. 49 LFINMA reste controversée et, à sa suite, le statut procédural que revêt l’entreprise dans ce contexte (voir à ce sujet BSK VStrR-Macaluso/Garbarski, art. 7 N 27 ss). Dans une décision rendue en juillet 2021 dans une autre affaire liée à l’art. 37 LBA, la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral a évoqué cette question, sans toutefois l’approfondir (TPF, BV.2020.38). Le DFF dénie pour sa part tout caractère délictuel à l’art. 49 LFINMA et, partant, traite l’entreprise recherchée sur la base de l’art. 49 LFINMA comme un témoin.
A notre sens, cette interprétation doit être rejetée. Il ne fait aucun doute que l’art. 49 LFINMA relève de l’accusation en matière pénale aux termes de l’art. 6 CEDH, dès lors que l’amende infligée à l’entreprise revêt un caractère pénal (BSK VStrR-Macaluso/Garbarski, art. 7 N 30 ss). Il en résulte que l’entreprise mise en cause sur la base de l’art. 49 LFINMA (ou toute autre norme analogue) possède le statut de prévenu et doit pouvoir invoquer tous les droits de la défense, y compris celui de ne pas s’auto-incriminer.
Dans l’arrêt signalé ici, le TF paraît du reste abonder dans le même sens. En effet, quand bien même la nature juridique de l’art. 49 LFINMA n’était pas l’objet du recours porté au TF, ce dernier a clairement retenu que le principe nemo tenetur « vaut également pour la personne morale, dans la mesure où elle encourt une responsabilité pénale notamment au sens de l’art. 102 CP ou de l’art. 49 LFINMA » (c. 5.4 ; soulignement ajouté). Autrement dit, il ne semble guère faire de doute aux yeux du TF que l’art. 49 LFINNA consacre, tout comme l’art. 102 CP, une norme qui permet d’imputer à l’entreprise une infraction et conduit, dès lors, à accusation en matière pénale contre celle-ci, avec les conséquences qui en résultent du point de vue procédural.
En attendant de voir comment ces questions importantes seront traitées dans le cadre de la révision de la DPA, dont l’avant-projet devrait a priori paraître vers la fin de l’été, il reste à espérer que le TF aura prochainement l’occasion de confirmer la position ci-dessus à la faveur d’une jurisprudence de principe, vu la controverse doctrinale et les pratiques divergentes des autorités administratives qui en résultent, synonymes d’incertitudes pour le justiciable.
Proposition de citation : Andrew Garbarski/Alain Macaluso, Nemo tenetur se ipsum accusare et responsabilité pénale de l’entreprise, in : www.verwaltungsstrafrecht.ch du 21 juin 2023
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