Soustraction d’impôt anticipé – acquittement et condamnation croisés
Le Tribunal fédéral a récemment rendu, dans la même affaire, deux arrêts 6B_90/2024 (https://tinyurl.com/yu3t9xy5) et 6B_93/2024 (https://tinyurl.com/5ere3jmk) du 3 février 2025, en matière de soustraction d’impôt anticipé au sens de l’art. 61 let. a de la Loi fédérale sur l’impôt anticipé (LIA; RS 642.21).
Il était question dans le premier arrêt (6B_90/2024) d’une soustraction d’impôt reprochée au comptable interne d’une entreprise et, dans le second arrêt (6B_93/2024), d’une instigation à (la même) soustraction d’impôt, mais reprochée au conseiller fiscal externe de cette même entreprise. Comme on le verra ci-après, le Tribunal fédéral n’a pas réservé le même sort aux deux personnes visées
1. Les faits pertinents
Avant d’évoquer les responsabilités pénales respectives, revenons brièvement sur les faits et les étapes procédurales pertinentes à l’origine des deux arrêts.
• Une société suisse, sise dans le canton de Vaud (la Société), a procédé à des prêts intragroupes en appliquant un taux d’intérêt (3.15%) qui allait au-delà du seuil des taux d’intérêts tolérés par les circulaires de l’Administration fédérale des contributions (AFC) (à savoir 2%) et également au-delà du taux auquel s’était accordée la Société avec le fisc vaudois (2.5%).
La Société disposait d’un employé responsable des questions comptables et fiscales et dont l’intitulé du poste était « controlling manager » (l’Employé). Celui-ci était chargé notamment de la signature des comptes et de l’établissement des déclarations fiscales de la Société, qu’il cosignait avec un collègue.
La Société avait également décidé à l’époque de mandater son organe de révision, un cabinet d’audit financier et de conseil, pour analyser les risques fiscaux liés aux prêts intragroupes. Dans ce contexte, l’un des associés du cabinet d’audit (le Conseiller externe) avait produit à l’attention de la Société, en août 2014, un mémorandum traitant des risques fiscaux constatés par le fisc et des pistes de négociation avec ce dernier, afin de limiter le risque de reprises fiscales. Aux termes du mémorandum, il était conseillé à la Société de procéder à une étude de prix de transfert visant à démontrer que le taux d’intérêt de 3,15 % convenu intragroupe était conforme aux conditions du marché.
• En 2015, l’AFC a procédé à un contrôle fiscal aléatoire auprès de la Société et constaté dans ce contexte que la société prêteuse du groupe avait été rémunérée à un taux d’intérêt trop élevé. L’AFC a ainsi considéré que la différence entre le montant des intérêts payés et le montant des intérêts admis constituait une prestation appréciable en argent non déclarée, soumise à un impôt anticipé. L’AFC a dès lors réclamé le paiement de l’impôt, ce dont la Société s’est rapidement acquittée.
• Nonobstant le paiement de l’impôt par la Société, la Division affaires pénales et enquêtes de l’AFC (DAPE) a ouvert en janvier 2018 une procédure pénale administrative, initialement contre inconnu, pour soupçons de soustraction d’impôt anticipé commise dans la gestion de la Société. La procédure a ultérieurement été étendue à l’Employé et au Conseiller externe.
• Par mandat de répression du 16 septembre 2021 puis, sur opposition, par prononcé pénal du 8 novembre 2021, la DAPE a reconnu l’Employé coupable de soustraction de l’impôt anticipé et a prononcé une amende de CHF 20’000.- à son encontre. En ce qui concerne le Conseiller externe, il a été reconnu coupable d’instigation à la soustraction de l’impôt anticipé et condamné à une amende de CHF 30’000.-.
• À la suite d’une demande de jugement, le Tribunal de police d’arrondissement de La Côte a condamné l’Employé et acquitté le Conseiller externe.
• L’affaire a été portée par-devant la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal vaudois, laquelle a confirmé par jugement du 24 août 2023 la condamnation de l’Employé et annulé l’acquittement du Conseiller externe.
S’agissant de l’Employé, le Tribunal cantonal a en substance considéré qu’il avait omis, à tout le moins par dol éventuel, de déclarer spontanément à l’AFC des prestations appréciables en argent soumises à l’impôt anticipé, alors qu’il ne pouvait ignorer l’existence de celles-ci.
Quant au Conseiller externe, le Tribunal cantonal a considéré qu’en sa qualité de mandataire, il était responsable des questions fiscales de sa cliente et qu’il avait, à ce titre, activement incité l’Employé à ne pas déclarer spontanément à l’AFC les prestations soumises à l’impôt anticipé.
• L’Employé et le Conseiller externe ont saisi le Tribunal fédéral d’un recours contre le jugement du 24 août 2023.
Aux termes de son premier arrêt (6B_90/2024), le Tribunal fédéral a confirmé la condamnation de l’Employé pour soustraction d’impôt anticipé. En revanche, par arrêt 6B_93/2024 rendu le même jour, notre Haute Cour a acquitté le Conseiller externe des charges d’instigation à cette même infraction.
Il sera revenu ici sur quelques-uns des arguments soulevés par les recourants et leur appréciation par le Tribunal fédéral.
2. Les considérants du Tribunal fédéral s’agissant de l’Employé (arrêt 6B_90/2024)
L’Employé s’est plaint par-devant notre Haute Cour d’une violation des principes ne bis in idem et de la bonne foi (art. 5 al. 3 et 9 Cst.). Il a soutenu que le décompte de l’AFC, par lequel elle avait réclamé à la Société le paiement de l’impôt anticipé litigieux et dont cette dernière s’était acquittée, vaudrait un non-lieu et, ainsi, un empêchement définitif de procéder faisant obstacle à la procédure pénale administrative.
Le Tribunal fédéral a rejeté ce grief, relevant que (i) le décompte de l’AFC de 2016 est intervenu dans le cadre de la procédure administrative de perception de l’impôt anticipé et ne revêt aucun caractère pénal, de sorte qu’il ne préjuge en rien l’ouverture d’une procédure administrative pénale en lien avec les infractions constatées, et que (ii) le décompte ne contenait aucune renonciation à poursuivre les infractions commises en lien avec les taux d’intérêts intergroupe pratiqués (consid. 3.3).
Sur le plan des éléments constitutifs objectifs et subjectifs de l’infraction le Tribunal fédéral a considéré en bref qu’ils étaient réunis en dépit des griefs soulevés par l’Employé (consid. 4 et 5). S’agissant des éléments subjectifs, le Tribunal fédéral a souligné qu’il n’était pas arbitraire de considérer que l’Employé – qui avait eu des contacts avec l’AFC sur la question litigieuse en amont du contrôle et qui avait les compétences nécessaires pour reconnaître la prestation imposable litigieuse en tant qu’il établissait les déclarations fiscales de la Société – avait conscience des prestations imposables devant être spontanément déclarées à l’AFC (consid. 4.5 à 4.8).
Enfin, dès lors que l’infraction de soustraction d’impôt avait été commise dans le cadre de l’activité ordinaire de la Société, le Tribunal fédéral a été amené à examiner si l’Employé pouvait être recherché personnellement et sanctionné comme auteur direct de ladite infraction en vertu de l’art. 6 al. 1 de la Loi fédérale sur le droit pénal administratif (DPA; RS 313.0).
Le Tribunal fédéral a rappelé à ce titre que cette disposition s’applique non seulement aux organes et aux personnes disposant d’un pouvoir de décision autonome, mais également au personnel subalterne qui exerce des tâches d’exécution sans disposer lui-même d’une marge de manœuvre décisionnelle, pour autant toutefois que l’Employé n’apparaisse pas comme un simple instrument aux mains d’un auteur médiat (consid. 6.1).
En l’espèce, l’Employé avait notamment pour tâche de signer les comptes et de remplir les déclarations fiscales de la Société, ainsi que de les cosigner une fois approuvées par son collègue. C’est également l’Employé qui avait été la personne de contact de la Société en lien avec la procédure de contrôle de l’AFC, et c’est à lui que celle-ci avait notifié son décompte. Le fait que la Société avait mandaté son organe de révision pour obtenir des conseils et que l’Employé avait toujours consulté sa hiérarchie s’agissant des propositions faites par ledit organe de révision, ne modifiait en rien son rôle et ses responsabilités. Ainsi, l’Employé n’était pas un simple instrument aux mains d’auteurs médiats, mais répondait de l’infraction sur le plan pénal en vertu de l’art. 6 al. 1 DPA (consid. 6.2 et 6.3).
3. Les considérants du Tribunal fédéral s’agissant du Conseiller externe (arrêt 6B_93/2024)
Le Conseiller externe faisait grief à l’instance précédente d’avoir retenu, à tort et arbitrairement, qu’il avait sciemment incité l’Employé à ne pas déclarer spontanément à l’AFC les prestations appréciables en argent litigieuses. Ainsi que l’avait précédemment retenu le Tribunal de police en première instance, le Conseiller externe affirmait qu’il s’était limité à examiner les risques fiscaux liés aux intérêts payés par la Société.
Le Tribunal fédéral ne partage pas l’avis du Tribunal cantonal. Les Juges de Mon Repos ont en effet relevé que même si le mémorandum signé par le Conseiller externe à l’attention de la Société exposait les moyens « d’échapper » au paiement de l’impôt anticipé – moyens du reste légaux – cela ne permettait pas pour autant d’en déduire que l’intéressé aurait ainsi sciemment incité l’Employé à ne pas déclarer et à ne pas payer ledit impôt (consid. 3.3).
Le Tribunal fédéral a relevé à cet égard que l’appréciation de l’état de fait aurait dû conduire l’instance précédente à retenir que le Conseiller externe « s’est, conformément au mandat attribué, limité à défendre le taux d’intérêt litigieux face à l’Administration fiscale et à l’AFC, et à fournir une analyse des risques fiscaux potentiels pour le cas où ledit taux ne serait pas accepté, sans pour autant inviter [l’Employé] à ne pas spontanément déclarer et payer l’impôt anticipé à l’AFC. Or, une telle constatation de fait excluait une condamnation du recourant pour instigation à la soustraction d’impôt anticipé au sens de l’art. 61 al. 1 LIA en lien avec l’art. 5 DPA. » (consid. 3.4).
En d’autres termes, notre Haute Cour a considéré que les éléments du dossier ne permettaient pas de retenir à charge du Conseiller externe une quelconque instigation à une soustraction fiscale.
4. Appréciation
S’agissant tout d’abord du Conseiller externe, le Tribunal fédéral pose ici des limites rassurantes à la responsabilité de mandataires externes, en considérant à juste titre qu’un expert fiscal qui se limite à défendre la position de ses clients et/ou qui lui prodigue des conseils dans le domaine concerné, en l’occurrence en lien avec les risques fiscaux liés aux prêts intragroupes, ne commet pas une instigation à la soustraction fiscale.
Dans le cas d’espèce, le mémorandum signé par le Conseiller externe comportait le passage suivant:
« Veuillez noter qu’il existe un risque que [l’Administration cantonale] communique les prestations appréciables en argent à l’AFC. L’impôt anticipé de 35 % (...) serait alors dû sur les prestations appréciables en argent calculées par [l’Administration cantonale]. [La Société] devrait alors payer l’impôt anticipé de 35 % à l’AFC ».
En deuxième instance, le Tribunal cantonal avait déduit de ce passage que le Conseiller externe avait identifié un risque de devoir payer l’impôt anticipé, qu’il avait expliqué à l’Employé les moyens d’y échapper et qu’il lui avait recommandé respectivement qu’il l’avait sciemment incité de ne pas spontanément déclarer à l’AFC et a fortiori ne pas payer ledit impôt.
Selon nous, le mémorandum précité – du moins ses extraits divulgués dans l’arrêt du Tribunal fédéral ici commenté – correspond à l’avis d’un mandataire diligent qui s’efforce d’attirer l’attention de son client sur les risques juridiques et/ou fiscaux encourus dans une situation donnée. Un tel mandataire ne saurait voir sa responsabilité pénale engagée, ainsi que l’a retenu sans équivoque le Tribunal fédéral. À plus forte raison, contrairement à ce qu’avait retenu le Tribunal cantonal en deuxième instance, aucun comportement intentionnel ne pourrait être reproché au Conseiller fiscal, étant rappelé que l’instigation implique le fait de décider intentionnellement autrui à commettre une infraction intentionnelle. Or il ne découle pas des considérants de l’arrêt cantonal que le Conseiller fiscal aurait eu conscience qu’il incitait, par hypothèse, l’Employé à ne pas déclarer des prestations imposables et a fortiori à commettre une soustraction d’impôt intentionnelle. A noter également que la punissabilité de l’instigation en rapport à une contravention est une particularité du droit pénal administratif (cf. art. 5 DPA).
Néanmoins, si l’arrêt 6B_93/2024 relatif au Conseiller externe doit être salué et devrait rassurer les mandataires fiscaux, lesquels doivent pouvoir continuer de servir leurs clients avec soin et diligence sans craindre de participer à des infractions, l’arrêt parallèle 6B_90/2024 traitant de l’Employé met davantage en relief l’exposition des comptables et responsables fiscaux internes.
En effet, l’arrêt précité rappelle une dure réalité, à savoir qu’un employé subalterne qui exerce des tâches d’exécution peut engager sa responsabilité pénale au sens de l’art. 6 al. 1 DPA. En outre, en matière d’impôt anticipé, le principe d’auto-taxation comporte que le contribuable ait une connaissance particulière de ses obligations fiscales et en conséquence qu’il les accomplisse correctement (c. 5). Aussi, dans le cas d’espèce, le fait que l’Employé s’était basé sur le mémorandum d’une personne expérimentée – le Conseiller fiscal – et qu’il s’était limité à exécuter des décisions prises au préalable par ses supérieurs n’a pas suffi à le dédouaner.
Cette affaire met ainsi en exergue le champ d’application étendu de l’art. 6 al. 1 DPA, lequel va notamment plus loin que l’art. 29 CP, disposition qui avait également été citée par le Tribunal cantonal vaudois dans son arrêt de deuxième instance (PE22.002105 du 24 août 2023, consid. 8.2). En effet, s’agissant du collaborateur, l’art. 29 CP exige qu’il dispose d’un « pouvoir de décision indépendant dans le secteur d’activité dont il est chargé ». Cela exclut les employés subalternes (Cassani/Villard, Droit pénal économique, 2ème édition, Bâle 2025, N 2.47).
Enfin, dans un autre ordre d’idées, l’affaire portée au Tribunal fédéral enseigne qu’en dépit de la régularisation d’une situation sur le plan administratif, les personnes concernées ne sont pas à l’abri de voir leur responsabilité pénale engagée. En effet, dans le présent cas d’espèce, deux ans après que la Société eut réglé les montants réclamés par le fisc, mettant un terme à la procédure administrative qui la visait, la DAPE a décidé de poursuivre pénalement deux personnes physiques, dont l’Employé.
Proposition de citation : Andrew Garbarski/Adam Zaki, Soustraction d’impôt anticipé – acquittement et condamnation croisés, in : www.verwaltungsstrafrecht.ch du 14 mars 2025
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