Violation de l'obligation de communiquer (art. 37 LBA) - prescription de l'action pénale et notion de soupçons fondés
Dans un arrêt de principe du 11 janvier 2021 (6B_786/2020), destiné à la publication aux ATF, (https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/de/php/aza/http/index.php?highlight_docid=aza%3A%2F%2Faza://11-01-2021-6B_786-2020&lang=de&zoom=&type=show_document), le Tribunal fédéral a une nouvelle fois été appelé à se prononcer sur certains aspects essentiels de l’application de l’art. 37 LBA (violation de l’obligation de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent), en particulier le régime de la prescription de l’action pénale et de son interruption, ainsi que la conformité de l’interprétation jurisprudentielle extensive de la notion de « soupçons fondés » aux principes de la légalité et de la non-rétroactivité.
Le recourant, ancien responsable du service compliance d’une banque, était poursuivi pour avoir omis de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent qui, de l’avis du Département fédéral des finances (DFF), subsistaient après un processus de clarification conduit selon l’art. 6 LBA. Condamné par prononcé pénal du DFF pour violation par négligence de l’obligation de communiquer (art. 37 al. 2 LBA), peu avant l’échéance du délai de prescription de l’action pénale, le recourant avait par la suite été acquitté par la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral (SK.2018.32), avant d’être condamné, sur appel du DFF, par la Cour d’appel de ce même Tribunal (CA.2019.7). Le recourant avait alors saisi la Cour de droit pénal du Tribunal fédéral, soulevant, aux côtés de certains griefs spécifiques au cas d’espèce, des arguments de principe ayant trait à l’interruption du cours de la prescription de l’action pénale par le prononcé pénal de l’administration, ainsi qu’à la conformité de l’interprétation jurisprudentielle extensive de la notion de « soupçons fondés » figurant à l’art. 9 LBA au principe de la légalité des délits et des peines ; à cet égard, le recourant se plaignait également d’une application rétroactive de cette interprétation jurisprudentielle.
Ce recours a été l’occasion pour le Tribunal fédéral de revenir longuement, dans un arrêt rendu dans une composition à cinq juges, sur sa jurisprudence, d’en aborder certains aspects nouveaux et de se prononcer sur des questions jusque-là inédites, sans toutefois que cela ne conduise la Haute Cour à se distancier de sa pratique répressive en matière d’application de la LBA.
S’agissant tout d’abord de la question, grandement controversée, de l’interruption du cours de la prescription de l’action pénale par le prononcé pénal de l’administration, assimilé de ce point de vue à un jugement selon l’art. 97 al. 3 CP, le Tribunal fédéral a confirmé sa jurisprudence critiquée, considérant que celle-ci était désormais bien établie, régulièrement rappelée, y compris récemment (TF, 6B_178/2019 du 1er avril 2020, c. 4), de sorte qu’il ne se justifiait pas de la réexaminer (c. 1.6), nonobstant les critiques d’une doctrine de plus en plus unanime (cf. encore tout récemment : CR CP I-Roth, art. 97, N 63g).
Le recourant soulevait néanmoins, en plus des griefs désormais bien connus dirigés contre la jurisprudence topique du Tribunal fédéral (voir notamment Macaluso/Garbarski, PJA 2018, 117), deux arguments nouveaux, tirés d’une part de la modification de la jurisprudence du Tribunal fédéral en rapport avec le jugement par défaut comme acte interruptif de la prescription (ATF 146 IV 59, c. 3.4) et, d’autre part, de la violation de l’art. 6 CEDH que comporte le fait d’accorder à la décision d’une autorité non juridictionnelle (en l’espèce : le DFF) des conséquences de droit matériel, comme l’interruption de la prescription, que la loi réserve expressément au « jugement », soit au prononcé d’une autorité juridictionnelle répondant aux réquisits d’indépendance et d’impartialité prévues à l’art. 6 CEDH.
Dans cette mesure, le Tribunal fédéral a considéré aux termes de l’arrêt ici signalé qu’il devait procéder à un examen, en quelque sorte complémentaire, de sa jurisprudence critiquée en matière d’effet interruptif de la prescription de l’action pénale attachée au prononcé pénal de l’administration (c. 1.6-1.9).
S’agissant du premier point, le recourant faisait valoir que l’arrêt publié aux ATF 146 IV 59 avait considéré que le jugement par défaut frappé d’opposition devait se voir appliquer le même régime que l’ordonnance pénale, de sorte qu’il ne pouvait être considéré comme un jugement de première instance susceptible d’interrompre le cours de la prescription de l’action pénale. Le recourant considérait que les mêmes arguments s’appliquent au prononcé pénal de l’administration. Le Tribunal fédéral a cependant retenu que la situation du jugement par défaut se distinguait de celle d’un prononcé pénal de l’administration, dans la mesure où il n’existerait pas de modification législative en droit pénal administratif qui annihilerait les motifs jusqu’alors pris en considération dans la jurisprudence du Tribunal fédéral assimilant le prononcé pénal à un jugement de première instance. Par ailleurs, le critère devant être pris en considération est, selon le Tribunal fédéral, celui de savoir si l’acte interruptif de la prescription a ou non été précédé d’une procédure contradictoire avec des droits de participation étendus pour les personnes touchées, ce qui serait le cas de la procédure conduisant au prononcé pénal de l’administration, mais non de celle menant au jugement par défaut, car, dans les procédures par défaut, « les droits de participation de l’accusé sont manifestement restreints puisqu’il est jugé hors sa présence » (c. 1.7).
On peut douter du bien-fondé de ces deux affirmations. Tout d’abord, s’il est vrai qu’il n’y a pas eu de modifications législatives pertinentes depuis les derniers arrêts du Tribunal fédéral confirmant sa jurisprudence controversée en matière d’effet interruptif de la prescription attaché au prononcé pénal de l’administration, force est de constater que ceux-ci ne font que reprendre un raisonnement et des arguments antérieurs à l’entrée en vigueur du CPP (ATF 133 IV 112), en particulier s’agissant des différences qui existeraient entre le prononcé pénal, réputé contradictoire, et l’ordonnance pénale, réputée non contradictoire. Le fait est que, depuis l’entrée en vigueur du CPP, il n’existe plus guère de distinction, de ce point de vue, entre la procédure de l’opposition au mandat de répression de l’administration et celle d’opposition à l’ordonnance pénale, l’art. 355 al. 1 CPP obligeant le ministère public, saisi d’une opposition, à administrer, lui aussi, complètement les preuves nécessaires. Ensuite, il est pour le moins abrupt de soutenir que les droits d’un accusé défaillant seraient « manifestement restreints », si tant est que ce motif serait celui ayant présidé au revirement jurisprudentiel rappelé plus haut, ce qui ne semble pas avoir été le cas. Au contraire, une procédure par défaut se déroule conformément aux dispositions ordinaires, le prévenu ne pouvant être pénalisé du fait de son absence (FF 2006, p. 1284). Il en découle une parfaite identité des droits du prévenu absent comme du prévenu présent, ce que confirme au demeurant l’art. 367 CPP.
S’agissant du deuxième grief, lié à la violation alléguée de l’art. 6 CEDH, le recourant soutenait que pour que le recours au juge indépendant et impartial de l’art. 6 CEDH soit considéré comme effectif, il ne faut pas que la décision qui en fait l’objet comporte des effets juridiques irréversibles (par exemple en matière de prescription) que le droit supérieur n’attache qu’au prononcé d’un juge. Dans la mesure où le juge est privé de la possibilité de statuer sur la question de la prescription, définitivement tranchée par le prononcé pénal, le recours au tribunal prévu par l’art. 72 DPA n’est pas pleinement un recours effectif ; l’art. 6 CEDH se trouve ainsi violé, du fait de la jurisprudence du Tribunal fédéral assimilant le prononcé pénal de l’administration à un jugement selon l’art. 97 al. 3 CP. A cet argument, le Tribunal fédéral a opposé que le sort de l’institution juridique de la prescription n’était pas définitivement scellé dans le prononcé pénal de l’administration, puisque le juge (en l’occurrence le Tribunal pénal fédéral) avait pu revoir librement son application ; autre étant la question, selon le Tribunal fédéral, de savoir quel événement ou quel acte déclenche ou interrompt le cours du délai de prescription. Ainsi, la garantie générale de l’accès au juge contient un droit fondamental de procédure qui n’a pas vocation à régir des aspects de droit matériel, tel le calcul du délai de prescription (c. 1.8).
Là aussi, l’argument peine à emporter la conviction. La question se pose en effet en des termes assez différents de ceux exposés par le Tribunal fédéral : la loi (l’art. 97 al. 3 CP) pose le principe selon lequel le jugement de première instance (par quoi il faut clairement et sans ambiguïté entendre le prononcé du juge indépendant et impartial de l’art. 6 CEDH) met un terme au cours de la prescription de l’action pénale. C’est en effet le regard (indépendant, impartial) du juge qui permet de considérer qu’une cause a fait l’objet d’un procès équitable et a donc été « jugée ». Or, c’est de ce jugement (qu’il soit d’ailleurs condamnatoire ou libératoire, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral) que naît l’interruption définitive de la prescription de l’action pénale. Anticiper cet effet, en le reconnaissant à une décision émanant d’une autorité partisane, ne permet donc plus le recours effectif au juge, celui-ci étant de facto privé de l’un des attributs attachés de par la loi à sa décision et à elle seule. C’est donc bien la garantie de procédure qui est violée.
Comme troisième grief, le recourant invoquait la violation du principe de la légalité des délits et des peines que comporte l’interprétation jurisprudentielle extensive de la notion de « soupçons fondés » figurant à l’art. 9 LBA, puisque la jurisprudence y assimile les « simples doutes » non dissipés après clarification. Parallèlement, le recourant se plaignait de l’application de cette conception extensive des soupçons fondés à une situation de fait antérieure à l’établissement de la jurisprudence qui la consacre.
Sans contester l’interprétation évolutive du texte de l’art. 9 LBA à laquelle la jurisprudence a procédé, le Tribunal fédéral considère que les précisions apportées par la jurisprudence dans le but de définir les contours de la notion juridique indéterminée de « soupçons fondés » peuvent raisonnablement entrer dans la conception originelle de l’infraction. En particulier, le Message de 1996 exprimait déjà l’idée que les soupçons qui n’étaient pas dissipés à l’issue de la procédure de clarification devaient être communiqués. En définitive, le Tribunal fédéral retient que l’interprétation de l’élément constitutif de « soupçons fondés » n’est pas extensive au point qu’elle reviendrait à modifier de manière substantielle les conditions d’application de l’art. 9 LBA (c. 2.3.2). Pour le surplus, cette interprétation plus large de la notion de « soupçons fondés » ressortait déjà d’un arrêt de 2008 (4A_313/2008) – rendu, nota bene, en matière civile – ainsi que d’un rapport du MROS de 2007, de sorte que, en raison de cet « ancrage » déjà ancien, il ne saurait être question en l’espèce de violation du principe de la non-rétroactivité (c. 2.3.2).
En définitive, l’arrêt du Tribunal fédéral ici brièvement commenté, bien qu’examinant avec les apparences de l’attention et de la profondeur les griefs soulevés, laisse le lecteur sur sa faim. Tout d’abord, le refus de principe du Tribunal fédéral de revoir de fond en comble l’argumentaire qui sous-tend l’assimilation du prononcé pénal de l’administration à un jugement aux termes de l’art. 97 al. 3 CP surprend, surtout face aux critiques de plus en plus nombreuses, articulées et précises d’une partie toujours plus importante de la doctrine, et semble une position de plus en plus difficile à tenir. Quant aux arguments nouveaux examinés par le Tribunal fédéral, ils l’ont été sans les approfondissements qu’ils méritaient, comme cela a pu être esquissé dans le présent (bref) commentaire. Au final, l’abolition de cette jurisprudence critiquable et le rétablissement d’une situation plus équitable et conforme au droit passera, sans doute, par une modification de la DPA. A cet égard, les travaux de l’Office fédéral de la justice actuellement en cours en vue d’une modernisation du droit pénal administratif pourraient parfaitement s’y prêter.
D’ici là, il convient surtout de retenir de cet arrêt 6B_786/2020 que le Tribunal fédéral attache désormais une importance clairement décisive au caractère pleinement contradictoire de la procédure menée par l’administration, condition sine qua non de son assimilation du prononcé pénal à un jugement de première instance interruptif de prescription. Autrement dit, là où les modalités choisies par l’administration fédérale concernée n’ont pas garanti une procédure véritablement contradictoire au prévenu, notamment dans l’hypothèse où les décisions de l’autorité s’enchaînent et qu’en particulier le prononcé pénal se substitue mécaniquement et sans complément d’instruction aucun au mandat de répression, il se pourrait que le prononcé pénal ne qualifie pas comme « jugement » selon l’art. 97 al. 3 CP, même à l’aune de la jurisprudence désormais constante du Tribunal fédéral.
Enfin, en ce qui concerne la notion de « soupçons fondés » selon l’art. 9 LBA, quoi qu’en pense le Tribunal fédéral, ses contours restent flous et sources d’importantes incertitudes pour les acteurs du secteur financier appelés à clarifier puis éventuellement communiquer des transactions ou relations d’affaires au MROS. Là aussi, le salut passera selon toute vraisemblance par une modification de la loi dans le contexte de la révision en cours de la LBA, mais cette modification ne pourra se limiter à transposer la jurisprudence sur les « simples doutes » dans la loi ou l’OBA ; elle nécessitera selon nous de revoir ces notions et le mécanisme de communication en profondeur. Affaire à suivre…
Proposition de citation: Alain Macaluso/Andrew Garbarski, Violation de l’obligation de communiquer (art. 37 LBA): prescription de l’action pénale et notion de soupçons fondés, in www.verwaltungsstrafrecht.ch du 4 février 2021
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