Fin de l’obligation de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent: quelques réflexions critiques suscitées par l’arrêt du Tribunal fédéral 6B_1453/2017 du 7 août 2018
Fin de l’obligation de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent: quelques réflexions critiques suscitées par l’arrêt du Tribunal fédéral 6B_1453/2017 du 7 août 2018
Aux termes d’un arrêt du 7 août 2018, disponible sous le lien suivant:https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/fr/php/aza/http/index.php?lang=fr&type=highlight_simple_query&page=1&from_date=&to_date=&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=6b_1453%2F2017&rank=1&azaclir=aza&highlight_docid=aza%3A%2F%2F07-08-2018-6B_1453-2017&number_of_ranks=1, le Tribunal fédéral (TF) a été, une nouvelle fois, été amené à se prononcer sur la question du point de départ du délai de prescription de l’action pénale dans le contexte de l’art. 37 LBA, infraction de droit pénal administratif qui réprime la violation fautive de l’obligation de communiquer dont dispose l’art. 9 LBA. Cette problématique avait déjà été abordée, il est vrai sous un angle légèrement différent, dans l’ATF 142 IV 276 (c. 5.4.2), ainsi que dans l’arrêt TF 1B_433/2017 du 21 mars 2018 (c. 4.10), tous deux cités dans la jurisprudence brièvement discutée ici.
L’arrêt 6B_1453/2017 du 7 août 2018 porte, en substance, sur le point de savoir si et dans quelle mesure l’obligation de communiquer des soupçons fondés de blanchiment d’argent subsiste postérieurement à la saisine des autorités pénales, le cas échéant à l’initiative d’une tierce personne et à l’insu de l’intermédiaire financier (par exemple sur la base d’une plainte pénale), s’agissant des faits qui auraient dû faire l’objet de la communication omise. Dans son jugement querellé du 23 novembre 2017 (SK.2017.38), le Tribunal pénal fédéral (TPF) avait considéré que lorsque autorités de poursuite pénales étaient suffisamment renseignées sur l’état de fait pour découvrir et saisir les valeurs patrimoniales, en l’espèce à la suite du dépôt de la plainte pénale, cela mettait un terme à l’obligation de communiquer de l’intermédiaire financier. Ce terme correspondait par ailleurs au dies a quo du délai de prescription de l’action pénale relative à l’infraction de violation de l’obligation de communiquer (art. 37 LBA). In casu, compte tenu de la date de réception de la plainte pénale par l’autorité de poursuite pénale (14 juin 2010), le TPF était ainsi arrivé à la conclusion que la prescription de l’action pénale relative à l’art. 37 LBA (d’une durée de 7 ans, cf. art. 52 LFINMA), était acquise, depuis quelque 5 jours, lorsque le Département fédéral des finances (DFF) avait rendu son prononcé pénal en date du 19 juin 2017. Le TPF avait ainsi ordonné le classement de la procédure dirigée contre la Banque Cantonale de Fribourg (BCF), sans même examiner la réalisation des éléments constitutifs de l’art. 37 LBA.
Le TF ne partage pas ce point de vue. Se référant à l’art. 3 de l’ordonnance sur le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (OBCBA) qui explicite les informations que doit comprendre une communication aux termes de l’art. 9 al. 1 LBA, notre Haute Cour estime que, dans le cas d’espèce, plusieurs de ces éléments faisaient défaut dans la plainte pénale déposée, notamment « les données permettant d’identifier d’autres personnes habilitées à signer ou à représenter le client, l’état actuel du compte concerné, une description de la relation d’affaires, y compris les numéros et les dates d’ouverture du compte en question, ainsi que les éléments à disposition de l’intimée étayant les soupçons qui auraient fondé la communication » (c. 3.4). Le TF constate, par ailleurs, que l’ouverture de l’instruction pénale n’avait in casu pas été accompagnée par un séquestre des valeurs potentiellement liées au blanchiment d’argent, si bien que la possibilité de découvrir et de confisquer les valeurs concernées n’avait disparu ni le 14 juin 2010, date du dépôt de la plainte pénale, ni d’ailleurs le 24 juin 2010, lorsque le juge d’instruction avait sollicité des informations complémentaires de la part de la banque en lien avec le virement litigieux (c. 3.4). Partant, le TF admet le recours du DFF, annule le jugement du TPF et lui renvoie la cause, afin qu’il examine si et durant quelle période une obligation de communiquer a pu exister pour la BCF, respectivement a pu être violée par celle-ci et, en conséquence, à quelle date la prescription de l’action pénale aurait, le cas échéant, pu commencer à courir (c. 3.4 in fine).
A titre liminaire, on constate que l’arrêt 6B_1453/2017 est destiné à la publication aux ATF. On peut s’en étonner, dans la mesure où sa seule valeur ajoutée est celle de clarifier le fait que l’ouverture d’une procédure pénale en lien avec les valeurs patrimoniales fondant un soupçon de blanchiment d’argent ne met pas, par principe et de manière inconditionnelle, un terme à l’obligation de communiquer à charge de l’intermédiaire financier. Ce faisant, le TF opère non seulement une volte-face par rapport à l’affirmation non-équivoque contenue à l’arrêt 1B_433/2017 du 21 mars 2018 (c. 4.10: « Die siebenjährige Verfolgungsverjährungsfrist für Delikte gemäss Art. 37 GwG beginnt mit der Eröffnung der Strafuntersuchung im Hauptverfahren »), mais il nuance aussi une affirmation similaire que l’on pouvait déjà lire à l’ATF 142 IV 276, auquel l’arrêt précité faisait d’ailleurs référence (c. 5.4.2: « L'obligation de communiquer a donc subsisté, jusqu'à l'ouverture, le 15 mars 2007, de l'enquête de police judiciaire par le MPC »). Il existe, certes, des motifs objectifs qui permettent d’expliquer cet apparent « rétro-pédalage » et notre Haute Cour n’a d’ailleurs pas manqué de les mettre en évidence (c. 3.3): l’ATF 142 IV 276 portait sur une question différente, à savoir la subsistance de l’obligation de communiquer après la fin de la relation d’affaires. En outre, en allant consulter le jugement du TPF qui en était à l’origine (SK.2014.14 du 18 mars 2015), on constate que c’est concrètement le séquestre des valeurs patrimoniales, ordonné par l’autorité de poursuite dans la foulée de l’ouverture de la procédure, qui avait rendue superflue toute communication au MROS (Macaluso/Garbarski, PJA 10/2016, 1323). Quant à l’arrêt 1B_433/2017, il avait pour épicentre la portée du secret professionnel dans le cadre des enquêtes internes diligentées dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent. Les développements consacrés par le TF aux art. 9 et 37 LBA étaient donc périphériques.
Il n’en demeure pas moins que l’ambivalence et l’imprécision qui caractérisent les derniers arrêts rendus par notre Haute Cour en lien avec l’art. 37 LBA sont regrettables, notamment du point de vue de la sécurité du droit. Les intermédiaires financiers assujettis à la LBA doivent déjà jongler avec un arsenal législatif et réglementaire de plus en plus dense et complexe et une pratique du DFF de plus en plus répressive; afin qu’ils puissent exercer leurs activités dans des conditions aussi sereines que possible, il serait souhaitable que les questions juridiques auxquelles ils sont confrontés en lien avec l’obligation de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent fassent l’objet d’une jurisprudence claire et prévisible.
Sur le fond, comme déjà évoqué, l’arrêt 6B_1453/2017 rejette uniquement l’idée selon laquelle l’obligation de communiquer devrait toujours et indistinctement prendre fin avec l’ouverture de la procédure pénale relative aux faits qui auraient dû faire l’objet d’une communication. A contrario, le TF n’exclut pas, à notre sens, dans l’arrêt précité que l’engagement d’une procédure pénale puisse déployer un tel effet libérateur sur l’obligation de communiquer de l’intermédiaire financier, dans l’hypothèse où les autorités de poursuite devaient être nanties ab initio de toutes les informations pertinentes, nécessaires à la découverte et au séquestre des valeurs patrimoniales potentiellement liées à du blanchiment d’argent. A cet égard, le TF rappelle à juste titre que « l’obligation de communiquer, au sens de l’art. 9 al. 1 LBA, vise en définitive à permettre la découverte ainsi que la confiscation des valeurs concernées » (c. 3.4). La violation de l’obligation de communiquer selon l’art. 37 LBA ne constitue ainsi pas un délit de mise en danger « surabstrait », alors même que l’autorité de poursuite pénale disposerait de tous les éléments lui permettant de procéder au séquestre conservatoire des valeurs assujetties. De ce point de vue, il devrait être indifférent, contrairement à ce que semble retenir le TF, que « l’ouverture d’une enquête de police n’a pas été, en l’espèce, accompagnée par un séquestre des valeurs pouvant être liées au blanchiment d’argent » (c. 3.4). La question est bien plutôt de déterminer si l’autorité de poursuite pénale disposait des éléments nécessaires pour prononcer ce séquestre: si tel était le cas, il lui incombait de le prononcer et l’éventuelle défaillance de l’autorité de poursuite pénale ne saurait être reprochée, au travers d’une prétendue violation de l’art. 37 LBA, à l’intermédiaire financier. En d’autres termes, l’obligation de communiquer, et donc la sanction pénale de sa violation, s’épuise dans l’information suffisante de l’autorité de poursuite pénale. Par information suffisante, il faut comprendre, dans le respect du principe de la proportionnalité, l’information qui permet d’appréhender, au travers du séquestre pénal conservatoire, les valeurs patrimoniales assujetties et non une information complète sur l’ensemble des éléments relatifs au compte et à la relation bancaire sous-jacente. Que l’information dont disposait l’autorité de poursuite pénale dans l’espèce soumise au TF n’était éventuellement pas suffisante est une autre question.
A cet égard, on rappellera aussi que, depuis le 1er janvier 2016, l’intermédiaire financier qui procède à une communication selon l’art. 9 al. 1 LBA n’est, dans la majorité des cas, plus censé bloquer automatiquement les valeurs patrimoniales concernées, mais uniquement et pour une durée de 5 jours ouvrables au plus dès que le MROS l’informe avoir transmis le dossier à une autorité de poursuite pénale (art. 10 LBA), ce dont le MROS est tenu de le renseigner dans un délai de 20 jours ouvrables (art. 23 al. 5 LBA). Sans vouloir remettre en cause d’une quelconque façon le rôle central que les intermédiaires financiers sont appelés à jouer dans le système suisse de lutte contre le blanchiment d’argent, il n’est donc pas certain que le séquestre en vue de confiscation des valeurs patrimoniales liées à du blanchiment intervienne plus rapidement en passant par une communication selon l’art. 9 LBA, en comparaison de la saisine directe des autorités de poursuite, par le biais d’une plainte pénale par exemple. Cette réalité ne ressort d’aucune façon de l’arrêt 6B_1453/2017. La différence dans la vitesse d’intervention de l’autorité de poursuite pénale est d’ailleurs encore plus marquée si, comme cela peut se présenter, l’intermédiaire financier procède à une communication facultative selon l’art. 305ter al. 2 CP, en présence d’un état de fait faisant pourtant apparaître des soupçons fondés de blanchiment d’argent et tombant dans le champ de l’art. 9 LBA. En effet, dans pareille hypothèse, le MROS n’est tenu par aucun délai légal pour son travail d’analyse (art. 23 al. 6 LBA), lequel peut prendre plusieurs mois dans la pratique.
Quant à la référence faite par le TF à l’art. 3 OBCBA dans l’arrêt précité (c. 3.4), elle ne devrait avoir qu’une vocation illustrative; il serait selon nous erroné d’y voir un benchmark des informations dont les autorités de poursuite pénale devraient être impérativement nanties, à l’appui d’une plainte pénale par exemple, pour mettre fin à l’obligation de communiquer de l’intermédiaire financier. En effet, certains éléments visés à l’art. 3 OBCBA, à l’instar des données des personnes autorisées à signer ou à représenter le client, ou encore le numéro et la date d’ouverture du compte, sont à l’évidence dénués de pertinence pour identifier et séquestrer les valeurs patrimoniales impliquées dans la relation d’affaires.
Au vu de ce qui précède, l’affirmation du TF au consid. 3.4 de l’arrêt 6B_1453/2017, selon laquelle l’obligation de communiquer doit subsister « tant que les autorités pénales n’avaient pas connaissance du sort des valeurs pouvant être liées au blanchiment d’argent, soit tant que celles-ci pouvaient encore leur échapper » (c. 3.4) nous paraît trop péremptoire. A tout le moins, aurait-il été souhaitable que le TF prenne bien la peine de dissocier clairement dans son arrêt ce qui relevait de la situation particulière du cas d’espèce de ce qui dépendait de questions juridiques de principe, justifiant la publication de l’arrêt au recueil des ATF. Prise comme une affirmation de principe, ce considérant du TF reviendrait en définitive à faire supporter aux intermédiaires financiers les choix du législateur s’agissant des conditions et modalités de blocage provisoire, respectivement de séquestre pénal des valeurs patrimoniales auxquelles les communications au MROS peuvent donner lieu.
Proposition de citation: Alain Macaluso/Andrew Garbarski, Fin de l’obligation de communiquer des soupçons de blanchiment d’argent: quelques réflexions critiques suscitées par l’arrêt du Tribunal fédéral 6B_1453/2017 du 7 août 2018, in: http://www.verwaltungsstrafrecht.ch du 30 août 2018
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